Le 24 janvier 2015
Chers membres du PEN,
Chères amies,
Chers amis,
La semaine dernière, à Paris, je me suis rendu au site des assassinats de Charlie Hebdo avec Emmanuel Pierrat, du PEN français, Jarkko Tontti, Carles Torner et Sarah Clarke, de notre secrétariat à Londres. Nous avons déposé des fleurs et un message en votre nom. Puis nous avons participé à une grande réunion d’urgence convoquée par l’UNESCO avec des journalistes, des éditeurs et d’autres personnes.
En plus de condamner la violence, en plus de manifester notre solidarité, on sentait déjà une certaine confusion quant à ce qui devait se passer dorénavant. Peut-on mieux protéger les journalistes? Comment faire face aux différences culturelles en ce qui touche la satire, même à l’intérieur de l’Europe. Après tout, il n’y a rien de plus local que l’humour. Et que veut dire «local» en ces temps de communication et d’immigration ?
Parmi les premiers intervenants, et le seul issu d’un vaste organisme international d’écrivains, j’ai présenté les vues du PEN. Ces vues semblent avoir été bien accueillies.
Le plus grand risque aujourd’hui est que bien des gens – autant en politique, que dans les milieux de la sécurité et ailleurs – tentent de profiter de ce choc et de ces craintes ; d’utiliser cette situation à leur avantage. Les services de sécurité demandent plus d’argent, plus de pouvoir ; cherchent à obtenir plus de pouvoir de surveillance. Les extrémistes de tous les bords s’agitent dans la haine et diverses formes de violence.
Voici bien une atmosphère qui masque la réalité. Prenons pour exemple le fait que d’environ 200 journalistes qui sont tués chaque année, l’immense majorité meurent pour d’autres raisons que l’extrémisme religieux, qu’il soit islamique ou autre. La plupart des journalistes et des autres écrivains assassinés ou emprisonnés le sont parce qu’ils ou elles ont offensé le pouvoir – le pouvoir de l’état, du crime ou des entreprises, ou une combinaison des trois. Il arrive que le pouvoir se cache derrière la foi. Mais la corruption – résultat d’une alliance entre l’état, les criminels et les entreprises – est un problème bien plus grand que la religion.
Quant à une protection efficace, les journalistes ne font pas partie des gouvernements. Ils ne travaillent pas en groupe ou dans des édifices gouvernementaux. Ils ne voyagent pas en caravanes sécurisées. Tout de leurs tâches se tient dans la proximité du risque : enquêtes, reportages, manifestation d’opinions, moquerie au sujet du pouvoir.
Le plus grand danger de tous pour les écrivains, c’est l’impunité. La plupart de ceux qui tuent des journalistes ne font pas l’objet d’une enquête, ne subissent pas de procès, ne sont pas emprisonnés. Le châtiment est si rare à travers le monde que l’impunité devient l’équivalent d’un encouragement au meurtre.
Dans la plupart des pays, cette situation pourrait changer – au Mexique, en Russie, au Honduras, au Brésil, par exemple. Quant à l’emprisonnement, pensons à la Turquie et à la Chine. Tous ces pays ont des partenaires politiques, économiques et ou militaires qui choisissent d’ignorer les questions de liberté d’expression. C’est un choix conscient. À vrai dire, c’est un choix cynique et honteux.
La première manière de protéger les journalistes et les autres écrivains est de mener campagne contre l’impunité. On parle d’une police honnête et efficace, de tribunaux qui appliquent les grandes lignes des engagements pris au sujet de la liberté d’expression.
Quant à la fixation des forces de sécurité demandant des pouvoirs additionnels de surveillance, plutôt que d’un désir de mieux protéger les citoyens, il s’agit d’une soif de pouvoir et d’un malaise vis à vis les règlements qui protègent les droits de la personne et qui ont été mis progressivement en place depuis 150 ans.
On ne doit pas s’étonner de ces prises de position. On peut en être choqué, mais pas étonné. Nous avons par exemple bien vu la première rangée de dignitaires de l’immense marche réalisée à Paris. La marche était en soi remarquable en ce qu’elle a permis un rassemblement solidaire de citoyens de toutes origines, provenances et croyances. Il y avait là plusieurs membres du PEN français, tout comme Per Wäsberg, un de nos présidents émérites. Mais ces premières rangées de manifestants accueillaient de nombreux représentants de régimes qui jouent un grand rôle dans la violence, les emprisonnements et l’impunité que subissent les écrivains.
Voici un exemple : l’Arabie Saoudite était représentée, parmi les plus fameux missionnaires de l’extrémisme religieux au monde. Et justement en défiant la liberté d’expression ce régime flagelle Raif Badawi tous les vendredis ; cinquante coups de fouet par semaine jusqu’à ce qu’il en ait subi mille. Cette brutalité est pour ainsi dire une condamnation à mort.
Parmi les réactions les plus dérangeantes en Occident on doit compter la volonté politique et populiste de déclarer la guerre contre l’extrémisme religieux. Cela semble si simple. Si logique. Sauf qu’il y a quelques décennies ces mêmes pays ont déclaré la guerre au crime organisé. Ça a été plus qu’un échec. Puis on a déclaré la guerre aux drogues, qui est devenue une tragicomédie. Après les horreurs du 11 septembre, on a déclaré la guerre au terrorisme, qui a été un échec aux effets néfastes. Peut-être que le résultat le plus remarquable a été l’explosion des services de sécurité partout au monde. Sur le plan pratique, cela a correspondu à une diminution de la liberté d’expression des citoyens qui vivent en démocratie – brillante victoire pour les terroristes.
On demande déjà de nouvelles lois. Plus de restrictions. Plus d’argent pour des mesures de sécurité et de la surveillance.
Et puis, comme on en a fait la remarque partout en Afrique quelques jours plus tard, on a noté une indifférence presque totale en Occident devant le massacre à Baga de centaines d’innocents par Boko Haram.
Il y a une différence qui est en quelque sorte encourageante cette fois-ci, et c’est que de plus en plus de personnes, y inclus des écrivains, posent des questions de fond au sujet des causes de cette situation et des solutions de réforme sociale qu’il faudrait apporter, de révision des structures éducatives, d’étude des communautés immigrantes isolées. Autant de causes de l’aliénation.
Rien de tout cela ne diminue notre sentiment de tragédie et de colère, notre sentiment de pertes irréparables après les assassinats de Paris. Ce que nous savons, à partir de notre expérience à travers le monde, c’est qu’il faut insister sur une réponse calme, ferme et prudente qui tienne compte des causes réelles de cette situation, de l’hypocrisie des politiques publiques et de la vaste problématique – y inclus l’impunité – auxquelles on est confronté.
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Je tiens à ajouter que Jarkko, Carles et moi rentrons d’Allemagne où nous avons rencontré des fondations allemandes avec Regula Venske, secrétaire générale du PEN allemand. Nous avons aussi passé une plaisante soirée à Berlin avec des membres du Centre qui avaient été membres de l’ancien centre de l’Allemagne de l’Est. Le président de l’Allemagne, Josef Haslinger, nous accompagnait.
Nous sommes aussi allés à La Haye auprès du PEN néerlandais pour l’inauguration du festival des «Nuits hivernales illimitées des écrivains». Leur fondateur, Ton van de Langkruis, continue d’être pleinement en charge de l’événement, après 20 ans.
La soirée d’ouverture a été surtout consacrée au thème Libérons la parole! Dans un vaste auditorium rempli à capacité, Karl Ove Knausgard a prononcé la conférence LA PAROLE LIBRE, un message sophistiqué et équilibré qui expliquait comment les obstacles à la liberté d’expression s’étaient transformés avec le temps. Et à ces transformations correspondent de grands risques si nous ne comprenons pas ce qui se passe. J’ai à nouveau parlé des événements de Paris. Farah Karimi d’Oxfam Novib et moi avons remis les Prix Oxfam Novib PEN à Razan al-Maghrabi, de Lybie, Abdelmoneim Rahama, du Soudan, Jila Bani-Yaghoud et son mari, Bani-Yaghoub, d’Iran. Razan est intervenu avec beaucoup d’émotion, tout comme Manon Uphoff, la nouvelle présidente du PEN néerlandais.
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PEN a connu une grande activité pendant les derniers mois de 2014. Marian Botsford Fraser et Carles se sont rendus à Tunis pour une rencontre des écrivains du Maghreb. Sept de nos Centres africains (Afrikaan, Ghana, Kenya, Malawi, Ouganda, Afrique du sud et Zambie) se sont réunis à Johannesburg en sessions de formation à l’Université Witwatersrand. On a aussi profité de l’occasion pour discuter des stratégies du Réseau Pan-Africain (PAN). Le président du PEN ghanéen, qui est aussi le président du PAN, Frankie Asare Donkoh a dirigé les débats. Un événement littéraire a aussi eu lieu en honneur de Masande Tshanga, le gagnant de notre premier concours Nouvelles Voix du PEN international il y a un peu plus de deux ans. Il a maintenant publié son premier roman – The Reactive – qui a été bien reçu par la critique. Un certain nombre des finalistes des deux premiers concours ont été publiés ou vont l’être prochainement.
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Et finalement, fin novembre, début décembre je me suis rendu au Bengladesh pour participer à l’inauguration du festival Hay Dhaka. Il y a de plus en plus de problèmes de liberté d’expression dans ce pays immense où il y a des élections, mais une augmentation des questionnements au sujet de sa démocratie.
J’ai pu rencontrer un grand nombre d’écrivains et d’universitaires inquiets. On attendait le jugement dans le cas Bergman et j’ai pu converser avec un bon nombre des personnes concernées. PEN est maintenant engagé dans l’affaire. Le jugement été rendu peu après mon départ et plusieurs y ont vu des signes d’un avenir plus difficile encore. Je me suis réuni avec les membres de notre Centre PEN et sa présidente, Farida Hossain. Bien d’autres écrivains espèrent se joindre au Centre et œuvrer à résoudre les problèmes du pays. Quelques uns d’entre nous avons pu rencontrer le Premier ministre du Bengladesh.
La communauté d’écrivains et de journalistes est remarquable dans ce pays de 160 millions d’habitants. À peu près tous les bangladais qui savent lire connaissent par cœur les vers les plus fameux du poète national, Kazi Nazrul Islam : «je suis un rebelle.» C’est étonnant de constater que les autorités peuvent réciter ces vers sans comprendre qu’elles font elles-mêmes partie du même problème dont parlait Kazi Nazrul Islam il y a 90 ans.
Avec mes salutations les plus amicales.
John Ralston Saul
Président international