Lettre à Ahmet Altan, emprisonné au pays d’Erdogan

Une journaliste pose avec un portrait du journaliste Ahmet Altan, à Istanbul, en juin 2017.
Une journaliste pose avec un portrait du journaliste Ahmet Altan, à Istanbul, en juin 2017. Photo OZAN KOSE. AFP

Condamné le 16 février à la perpétuité, il est l’un des 80 écrivains emprisonnés en Turquie, sans compter les dizaines de journaux et maisons d’éditions qui ont été fermées. Le PEN Club relance la mobilisation pour le soutenir avant la présidentielle du 24 juin.

Frère, ami, collègue écrivain, nous ne savons pas, aujourd’hui, où tu te trouves, dans quelle prison tu as été jeté, dans quelle cellule tu dois être en train de croupir. Nous ne savons pas comment tu fais pour te nourrir, pour boire, pour te chauffer, te protéger, pour protéger ton corps du froid qui est, chez toi, le froid de l’injustice, le terrible froid de la solitude, de la rage contre l’injustice et contre la solitude, nous ne savons pas comment tu survis. Tes geôliers t’ont jeté en prison parce que tu disais tout haut ce que beaucoup pensent tout bas et que peu osent dire. Nous n’aurions peut-être pas eu ton courage, frère écrivain, héros de nos jours. Nous n’oublions pas tout ce qui nous révolte chez nous, nous voyons les SDF dans la rue, les gens déplacés s’entasser dans les couloirs du métro et se nourrir de nos poubelles, nous n’oublions pas que certains hommes et femmes d’affaires répartissent leurs profits avec les puissants de ton pays, nous n’oublions pas que trop de nos politiques sourient publiquement à tes bourreaux et dans l’ombre, croisent les doigts en espérant que leur cupidité ne se voie pas. Mais ce n’est pas parce que chez toi c’est pire que chez nous c’est mieux.

Cher Ahmet, nous n’oublions pas tes derniers mots devant cette comédie de tribunal qui t’a condamné à perpétuité. A chaque fois qu’un tyran a puni un opposant par des pratiques injustes, il a fini par subir la même punition. Ceux qui ont envoyé des gens à la guillotine sont morts sous la guillotine, ceux qui ont jeté en prison ont été jetés en prison et ceux qui ont chassé de leur pays ont été chassés eux-mêmes. La punition que les tyrans imposent aux autres s’impose dans leur destin comme une marque indélébile. Vous voulez donc que je meure en prison. Après vous avoir dit ces vérités, je vous dis que je suis prêt à mourir en prison. Et je vous demande : vous aussi ? Etes-vous aussi prêts à mourir en prison ? Parce que la punition que vous m’infligez sera inscrite dans votre propre destin.

 

Chez toi, dans ton pays, le président Erdogan et son gouvernement ont décidé d’anticiper les élections. Si nous nous faisons peu d’illusions sur le résultat du scrutin, et si nous craignons que la répression s’exerce encore plus fortement après ces élections, nous devons saisir la chance que cet événement présente pour notre cause, pour la tienne, pour celle de tous les écrivains persécutés à travers le monde. Souvent, nous le savons, les puissants, en temps d’élections, ces Dames et ces Messieurs les faussaires de la conscience publique, aiment se montrer magnanimes. Profitons-en, crions sur tous les toits, dans toutes les rues, devant les ambassades, crions pour que tu sois libre, frère écrivain Ahmet Altan, toi et tes collègues en souffrance.

Plus de 80 écrivains sont aujourd’hui enfermés dans les prisons de Turquie, des dizaines de journaux et de maisons d’édition ont été fermés. La dictature a pour stratégie, que les professeurs Yaman Akdeniz et Kerem Altiparmak décrivent dans leur récent rapport pour le PEN Club anglais «Turkey : Freedom of Expression in Jeopardy» dans tous ses effroyables détails, de vous condamner pour terrorisme, avec toutes les lourdes peines qui en découlent, et ce dans le seul but de passer sous silence toute voix opposante et toute liberté d’expression.

Cher Ahmet, nous n’oublions pas nos collègues, tes amis, tes frères en prison ou forcés à s’exiler. Nous n’oublions pas ton frère Mehmet, nous n’oublions pas Necmiye Alpay, Ahmet Sik, nous n’oublions pas Atilla Tas, nous crions leur nom à côté du tien, nous crions leur désespoir, nous appelons à leur libération comme nous appelons à la tienne.

Notre ministre de la Culture Françoise Nyssen a reçu Asli Erdogan pour la nommer chevalier des Arts et Lettres. Nous avons en tête les mots d’Asli qui nous suppliait de ne pas t’oublier, de ne jamais s’arrêter après avoir signé une pétition, de ne jamais s’arrêter après avoir manifesté notre désaccord avec tes geôliers, elle nous a suppliés de ne jamais abandonner jusqu’à obtenir ta libération et celle de tous les écrivains emprisonnés en Turquie, avant la libération de tous ceux et de toutes celles qui luttent pour la liberté d’expression et la liberté tout court. Nous continuons ce combat, nous n’abandonnerons pas. Françoise Nyssen a déclaré que le ministère de la Culture française serait toujours la maison d’Asli Erdogan. Nous, cher ami, nous n’avons pas de palais, mais nous avons des appartements à partager, des chambres à prêter, des tables autour desquelles manger et un verre de vin à offrir. Nous avons des bras pour t’embrasser, et des oreilles pour t’écouter. Viens parler, viens nous parler, Ahmet Altan, viens en collègue, viens en ami, viens en frère. Nous t’espérons, nous t’attendons !

Emmanuel Pierrat président du PEN Club français Sylvestre Clancier président d’honneur du PEN Club français Andréas Becker président du Comité des écrivains persécutés. Ainsi que les membres du PEN Club français

Ajoutons que Ahmet Altan était jumelé au vice-président de P.E.N. Québec à Livres comme l’air 2017 à Montréal. Il était un des deux écrivains emprisonnés dont les textes ont été lus par des membres de P.E.N. Québec et PEN Canada à Metropolis bleu en 2018 et il fera l’objet d’une présentation spéciale organisée par P.E.N. Québec à la bibliothèque du Plateau Mont-Royal, à Montréal, à l’automne 2018.

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