20 juin 2019 : Journée mondiale des réfugiés

Mépris, désaveu et désengagement : Boochani, les universités et les médias

Un article de Omid Tofighian*

Traduction de Nora Atalla. Vice-présidente (Québec), Centre Québécois du P.E.N. international

Après avoir publié cinq articles de journalisme et des articles scientifiques, co-réalisé un film et présenté de nombreux discours lors de manifestations culturelles et universitaires, en 2018, Behrouz Boochani a publié son premier livre, intitulé No Friend but the Mountains: Writing From Manus Prison (nul ami que les montagnes : écrire de la prison de Manus). En 2019, ses écrits ont remporté plusieurs distinctions prestigieuses, dont : le Victorian Prize for Literature et le Prize for Non-Fiction des Victorian Premier’s Literary Awards; le Special Award des NSW Premier’s Literary Awards; le Mascara Avant-garde Award for Non-Fiction; et enfin, le Australian Book Industry Award for General non-fiction book of the year.

Depuis 2013, Behrouz Boochani est détenu sur l’île Manus, mais depuis la sortie de No Friend but the Mountains, les universitaires s’intéressent de plus en plus à son travail et à sa résistance, et de nombreuses nouvelles collaborations scientifiques ont commencé. Après la publication de son livre, des lancements de livres et des séminaires ont été organisés dans plusieurs universités australiennes, notamment le lancement officiel à l’Université de New South Wales, où Boochani a récemment été nommé professeur associé auxiliaire en sciences sociales (depuis 2018, il est également chercheur non stagiaire invité au Centre de migration Sydney Asia Pacific de l’Université de Sydney). Son engagement auprès des universitaires et institutions académiques est désormais mondial. Une série de nouveaux livres et volumes de journal sont en préparation.

Après six ans d’écriture pendant son incarcération, Boochani commence à se sentir satisfait. En effet, on le reconnaît de plus en plus comme transmetteur de connaissances et interlocuteur intellectuel plutôt qu’en tant que réfugié emprisonné.

No Friend but the Mountains est à la fois une œuvre de création et un exposé savant, une condamnation de l’impitoyable milieu carcéral en Australie et une exploration de l’imbrication des systèmes de domination et de sujétion qui régissent ce que Boochani appelle la prison de Manus : une matrice de structures entrecroisées d’oppression qui envahit également l’Australie. La prison de Manus est un site où s’entrecroisent diverses formes de domination nécessitant une approche transdisciplinaire pour en faire l’analyse critique. Les méthodes, les concepts, les théories et les histoires à la prison de Manus sont profondément enracinés dans le quotidien, tirant leur inspiration des sciences sociales et humaines, des pratiques artistiques et même de l’architecture; ils constituent ce que nous nommons « théorie de la prison de Manus ». Le livre de Boochani nous présente ce qu’il appelle « système de la kyriarchie », un concept qui s’inspire de travaux de recherche importants, produits par des philosophes féministes issues du monde entier, et qui met l’accent sur des systèmes sociaux construits autour de la domination, de l’oppression et de la soumission.

Le livre décrit en détail les techniques de torture conçues et appliquées dans l’ensemble du milieu carcéral, notamment la détention extraterritoriale, la détention intraterritoriale et la détention dans la communauté; l’atroce ruée de prisonniers affamés se piétinant les uns les autres (vers l’aire des repas); les actes dégradants incessants; l’humiliation quotidienne causant des séquelles psychologiques irréparables; les rituels bureaucratiques inutiles et sans but; la tromperie mise en œuvre comme torture; et les astuces et techniques visant à affamer, faire perdre le sommeil, rendre malade et faire perdre la raison.

Utilisant un style pluridimensionnel – ce que j’appelle un surréalisme horrible – Boochani décrit le système auquel il doit faire face sur l’île Manus comme ayant un pouvoir; un esprit exerçant sa souveraineté sur la prison et qui se reproduit pour infecter les têtes, les corps et les âmes de toutes les personnes impliquées de différentes manières : réfugiés, autorités et personnel pénitentiaires, agents de l’immigration et population australienne.

En s’appuyant sur divers genres tels que l’analyse politique, la philosophie, l’examen psychanalytique, les mythes, l’épopée et le folklore, Boochani révèle les mécanismes multiformes de la torture systématique. Il invite également ses lecteurs à entrevoir l’expérience vécue et l’endurance des réfugiés emprisonnés sur l’île Manus et nous permet de comprendre leur affliction physique, psychologique et émotionnelle.

Boochani publie depuis plus de cinq ans dans des médias australiens et internationaux, mais s’imposer comme intellectuel et voix incontournable dans les discours relatifs à la politique des frontières a pris un certain temps – jusqu’à la publication de son journal rédigé avant et pendant le siège de 23 jours (commençant le 31 octobre 2017), il demeurait en marge  des débats politiques et savants[1].

Les structures organisationnelles du journalisme et du monde universitaire font en sorte que les contributeurs tels que Boochani sont méprisés et ignorés. Les connexions avec les autorités, contrôleurs des communications et réseaux de production et de distribution, dont les visées et les discours ont plus de valeur – les analyses et comptes rendus fabriqués et livrés grâce aux normes établies ont une influence et bénéficient généralement d’investissements institutionnels, organisationnels et sociaux. Par conséquent, les écrivains et commentateurs non conventionnels et marginalisés connaissent une forme de désengagement. Un éventail plus riche de faits et points de vue nécessite un engagement intellectuel et pratique plus important dans le travail de Boochani et de ses collègues (ainsi que de ceux se trouvant dans des lieux et des situations similaires); la reconnaissance et la responsabilisation sont essentielles si nous voulons instaurer une meilleure vision de la justice.

Une approche plus juste et plus stratégique de la critique et du démantèlement du régime de détention australien est nécessaire pour permettre l’autonomisation et la mobilisation, grâce aux connaissances et à la résistance des réfugiés incarcérés. Les individus et collectivités détenus dans les centres de détention agissent en tant que témoins, documentalistes et analystes indépendants et non institutionnalisés de la répression et de la violence; ils pratiquent ce que Mona Baker et Bolette B. Blaagaard appellent les médias citoyens[2].

Jusqu’à récemment, Behrouz Boochani avait été victime de mépris, de désaveu et de désengagement, marginalisé ou exclu des modes dominants de transmission du savoir; il a dû contourner les stratégies de réduction au silence et faire face à des problèmes structurels, en plus de la violence étatique qu’il a subie en prison.

Des questions importantes doivent être posées concernant la complicité des programmes de plaidoyer, des institutions de recherche et des médias pour effacer ou ignorer les acteurs marginalisés.

Comme No Friend but the Mountains continue de redéfinir et de transformer bon nombre de perspectives et d’hypothèses touchant la politique des frontières, l’identité des réfugiés et l’incarcération des personnes déplacées, nous sommes obligés de considérer la nature des espaces de connaissance avec plus de réflexion et d’urgence. Clairement, le mépris, le désaveu et le désengagement sont utilisés comme armes par les professionnels des médias et des projets médiatiques citoyens. En tant que professionnel des médias citoyens, Boochani élargit notre compréhension de la résistance et soulève des questions sur les limites de ce que nous savons et sur la manière dont nous en venons à le savoir (quoi et comment).

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*Omid Tofighian est un conférencier, chercheur et défenseur de la communauté primé. Il associe philosophie et intérêts avec médias citoyens, culture populaire, déplacement et discrimination. Il a terminé son doctorat en philosophie à l’Université de Leiden, aux Pays-Bas, et a obtenu un baccalauréat en philosophie et en études des religions à l’Université de Sydney. Tofighian a vécu en Australie à plusieurs reprises, où il a enseigné dans différentes universités, notamment aux Émirats arabes unis où il a enseigné à l’université d’Abou Dhabi; en Belgique où il était chercheur invité à K.U. Louvain; aux Pays-Bas pour son doctorat; et à des périodes intermittentes en Iran pour la recherche. Il occupe actuellement les postes de professeur adjoint d’anglais et de littérature comparée à l’Université américaine du Caire; maître de conférences adjoint à la School of the Arts and Media, UNSW; chercheur honoraire au département de philosophie de l’Université de Sydney; à la faculté de l’Iran Academia; et directeur de campagne pour Pourquoi mon curriculum est-il blanc? – Australasie. Il contribue à des projets artistiques et culturels communautaires et travaille avec des réfugiés, des migrants et des jeunes. Auteur de nombreux chapitres de livres et articles de revues, il a publié Myth and Philosophy in Platonic Dialogues (Palgrave 2016); il est traducteur du livre de Behhouz Boochani, plusieurs fois primé, intitulé No Friend but the Mountains: Writing From Manus Prison (Picador 2018). Il est également rédacteur en chef de Refugee Filmmaking, Alphaville: Journal of Film and Screen Media (hiver 2019).

[1] Voir « This is Hell Out Here’: How Behrouz Boochani’s Diaries Expose Australia’s Refugee Shame » (c’est l’enfer ici-bas. Comment le journal de Behrouz Boochani expose la honte des réfugiés australiens). Traduit par Moones Mansoubi et Omid Tofighian, The Guardian, 4 décembre 2017.
[2] Baker, M. et Blaagaard, B. B. « Reconceptualizing Citizen Media: A Preliminary Charting of a Complex Domain » (reconceptualiser les médias citoyens : une cartographie préliminaire d’un domaine complexe), Citizen Media and Public Spaces, publié par Mona Baker et Bolette B. Blaagaard, Routledge, 2016, p. 1-22.

 

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