
Cambridge, avril 2022
Dans la première lettre que j’ai adressée aux centres PEN et à leurs membres au début de l’année, je déclarais que « l’année 2021 s’était avérée difficile pour la liberté d’expression dans le monde entier ». Nous constatons aujourd’hui, quatre mois plus tard, que l’année 2022 a commencé sur fond de défis qui sont loin d’être plus simples que ceux de l’année précédente. Dès le début de l’attaque insolente lancée par la Russie contre l’Ukraine, la vérité est rapidement devenue l’une des premières victimes de cette guerre. Les régimes autoritaires comme la Russie se servent fréquemment de la culture et du sport pour gagner en popularité et en soutien, notamment en période de guerre et de conflit avec d’autres pays. Lorsque ces types de régimes envahissent un autre territoire, ils ne se contentent pas d’utiliser les institutions culturelles et les citoyens comme outils de propagande, mais s’emparent également de notre sphère littéraire. Cette pratique, habilement utilisée par les dictateurs à travers le monde, et mise en œuvre par Poutine aujourd’hui, représente un danger qu’il ne faut pas sous-estimer. Il est donc vital, de défendre la liberté face à l’occupation, la paix face à la guerre, et la solidarité culturelle face au boycott culturel, en toute région du monde. Nous autres écrivains vivons au sein des frontières d’un pays, mais notre patrie est le monde entier. Nous travaillons pour préserver la vérité contre le pouvoir destructeur de la guerre afin de la transmettre à l’avenir de l’humanité.
Burhan Sonmez,
Président, PEN International
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Chers amis,
Depuis le début de cette année, j’ai voyagé dans de nombreux endroits, participé à des conférences et accordé des interviews. Au cours de mes déclarations à la Harvard Review aux États-Unis ou au journal Le Temps en Suisse, j’ai souligné le travail mondial de PEN et lui ai apporté de la visibilité.
Lors de réunions avec nos amis en Norvège, en Suisse ou en Italie, nous avons discuté à la fois de l’évolution de notre travail au niveau local et du renforcement de notre réseau de solidarité au niveau international.
Si les difficultés rencontrées dans des pays comme le Nicaragua, le Belarus et le Myanmar, pour n’en citer que quelques-uns, pèsent toujours autant, la situation en Afghanistan nous a obligés à redoubler d’efforts. Je suis fier des résultats obtenus dans ce contexte : jusqu’à présent, et depuis la reprise du pays par les Talibans, nous avons réussi à évacuer et à reloger 75 personnes, dont des membres à risque de PEN Afghanistan et leurs familles. Ces bonnes nouvelles témoignent incontestablement de notre travail acharné. Cette année, PEN International et PEN Myanmar ont été nominés pour le prix Nobel de la paix. Dans la mesure où le prix a été décerné à des militants de la liberté d’expression l’année dernière, nos chances de le recevoir cette année sont faibles. Néanmoins, cette heureuse nouvelle reflète les résultats remarquables que nous avons obtenus au cours de l’histoire.
Le travail que nous accomplissons est colossal, mais les demandes d’aide ne cessent de se multiplier, chaque jour.
La semaine dernière, mon ami et écrivain kurde de Turquie Yavuz Ekinci a été condamné à dix-huit mois de prison par la Cour de justice d’Istanbul. Depuis des mois, nous manifestons notre solidarité avec Yavuz, grâce au travail de nos amis du bureau de Londres et à la participation de nombreux centres PEN.
Toujours en Turquie, l’une des plus importantes affaires en matière de liberté d’expression du pays se terminera le 22 avril. Je me rendrai à Istanbul depuis Barcelone pour assister à l’audience finale de l’affaire dans laquelle Osman Kavala est le principal accusé. Cette semaine-là, je participerai également aux événements organisés pour fêter l’anniversaire du centre PEN catalan de Barcelone.
Nous n’avons pas oublié le poète Innocent Bahati, qui a disparu au Rwanda l’année dernière. En
février, nous avons envoyé une lettre au président rwandais signée par plus de cent auteurs.
Malheureusement, les signatures d’une centaine d’auteurs ne sont parfois pas suffisantes pour
améliorer la situation des écrivains en danger, raison pour laquelle nous devons travailler davantage.
Au même moment, nous avons également reçu de bonnes nouvelles au sujet d’un autre de nos cas en Afrique. Grâce à la coopération concluante entre PEN International et PEN Allemagne, l’écrivain Kakwenza Rukirabashaija a réussi à quitter l’Ouganda et à rejoindre l’Allemagne en toute sécurité. Malheureusement, nos réjouissances ont été de courte durée : le lendemain, la Russie attaquait l’Ukraine.
L’invasion effrontée de l’Ukraine orchestrée par Poutine nous inquiète non seulement pour nos amis là-bas, mais aussi concernant le risque d’une guerre nucléaire menaçant la sécurité mondiale. Aujourd’hui, la liberté de l’Ukraine est synonyme de paix mondiale.
C’est pourquoi nous avons coordonné l’un des premiers élans mondiaux de solidarité en publiant une lettre signée par plus d’un millier d’auteurs et d’artistes, dont nos lauréats du prix Nobel Mario Vargas Llosa, Svetlana Alexievich et Orhan Pamuk, condamnant l’invasion russe et demandant la fin immédiate de l’effusion de sang. Nous avons déclaré : « La guerre de Poutine porte atteinte à la démocratie et à la liberté, non seulement en Ukraine, mais également partout dans le monde. Nous nous unissons pour réclamer la paix et la fin de la propagande qui alimente la violence. La paix doit prévaloir ».
Pendant cette période, nous avons également organisé de nombreux événements de solidarité avec l’Ukraine à travers le monde. Nous avons notamment soutenu les Dialogues sur la guerre de PEN Ukraine, une série de conversations en direct entre des intellectuels ukrainiens et étrangers, qui ont parlé de leur expérience de la guerre et partagé leurs propres observations. La série, qui a débuté par un épisode réunissant le président de PEN Ukraine, Andrey Kurkov, et le président de PEN Angleterre, Philippe Sands, a bénéficié de la participation d’auteurs de renom tels que Margaret Atwood et Olga Tokarczuk, entre autres. J’ai eu le plaisir de participer à un dialogue avec Alim Aliyev, le président adjoint de l’Institut ukrainien, et d’exprimer mon soutien à l’Ukraine. J’ai également assisté à un événement à Genève, en Suisse, aux côtés de l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine, et j’ai été témoin de la solidarité des écrivains russes dissidents avec le peuple ukrainien.
PEN International a publié une réfutation formelle des déclarations de le soi-disant Centre de PEN Russe, une branche russe du club de PEN international (Русский ПЕН-центр Российское отделение Международного ПЕН-клуба), dirigé par Yevgeni Anatolyevich Popov (Евгений Анатольевич Попов). Cette organisation n’est en aucun cas affiliée à PEN International et utilise abusivement le nom de PEN International. Toutes les déclarations et tous les messages diffusés par cette organisation ne doivent pas être attribués à PEN International.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que les guerres divisaient les nations, la littérature a essayé de créer des moyens de rassembler les peuples. La création de PEN International est le fruit de cet effort. En opposition aux frontières nationales et au langage de la guerre, la littérature a exprimé le besoin de développer le langage d’un monde différent.
Aujourd’hui, nous comprenons plus que jamais la valeur des principes énoncés dans la Charte de PEN International :
« La littérature ne connaît pas de frontières et doit rester la devise commune à tous les peuples en dépit des bouleversements politiques et internationaux ».
« En toutes circonstances, et particulièrement en temps de guerre, le respect des œuvres d’art,
patrimoine commun de l’humanité, doit être maintenu au-dessus des passions nationales et
politiques ».
Comme ces principes ne se limitent pas à la littérature, mais revêtent une importance pour l’avenir de toute l’humanité, ils ont inspiré des organisations internationales et des documents tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme.
En septembre dernier, lorsque j’ai été élu président lors du 87e congrès de PEN International, j’ai déclaré dans mon discours d’acceptation : « Aujourd’hui, nous réaffirmons que notre devoir est de construire des ponts entre les pays en conflit, à travers le dialogue, la justice et l’échange. C’est ce que nous faisons actuellement entre les écrivains de Russie et d’Ukraine, les populations kurdes et la Turquie ou les écrivains tibétains et chinois. Nous faisons de la littérature une monnaie commune entre les nations ».
Ces paroles datant d’il y a huit mois prennent tout leur sens aujourd’hui dans les régions déchirées par la guerre, de l’Ukraine à la Turquie en passant par la Syrie. Il est donc vital, partout, de défendre la liberté face à l’occupation, la paix face à la guerre, et la solidarité culturelle face au boycott culturel, y compris dans mon propre pays.
Nous autres écrivains vivons au sein des frontières d’un pays, mais notre patrie est le monde entier. Nous sommes citoyens d’une nation appelée humanité. Telle est notre utopie. Et comme le disait Oscar Wilde, « Une carte du monde ne faisant pas mention du royaume d’Utopie ne mérite même pas un coup d’œil, car elle laisse à l’écart le seul pays où l’humanité finit toujours par aborder ».
PEN International fait partie de ce monde utopique.
Nous travaillons pour préserver la vérité contre le pouvoir destructeur de la guerre afin de la transmettre à l’avenir de l’humanité.
Avec mes meilleures salutations,
Burhan Sonmez,
Président, PEN International